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Insertion
La phase un de l’opération VERT BUIS débuta juste avant l’aube. Le porte-avions USS Constellation dévia de sa course vers le sud dès réception d’un mot de code unique. Deux croiseurs et six destroyers imitèrent son virage à bâbord et, sur neuf transmetteurs d’ordre, la manette fut rabattue sur la position EN AVANT TOUTE. Toutes les chaudières étaient déjà en pression et en même temps qu’ils viraient, les bâtiments se mirent à accélérer. La manœuvre prit l’équipage de l’AGI russe par surprise. Ils s’attendaient à voir le Connie virer dans l’autre sens, se placer vent debout pour entamer les opérations aériennes mais ce qu’ils ne savaient pas, c’est que le porte-avions était déconsigné ce matin tandis qu’il filait vers le nord-est. Le chalutier espion changea de cap à son tour, poussant les machines dans le vain espoir de rattraper le porte-avions et ses navires d’accompagnement. Ce qui laissait l’Ogden avec pour seule escorte deux destroyers lance-engins de la classe Adams, précaution judicieuse après la mésaventure toute récente arrivée à l’USS Pueblo, au large des côtes coréennes[11].
Le capitaine Franks regarda le navire russe disparaître à l’horizon une heure plus tard. On laissa passer deux heures de plus, par précaution. À huit heures, ce matin-là, deux AH-1 Huey Cobra achevèrent leur vol nocturne solitaire au-dessus des flots, après avoir décollé de la base des Marines à Da Nang, pour se poser sur le large pont arrière de l’Ogden. Les Russes auraient pu s’interroger sur la présence de ces deux hélicoptères d’assaut sur un bâtiment qui, leur avaient indiqué avec assurance les rapports du renseignement, était affecté à une mission de surveillance électronique pas si différente de la leur. Les personnels d’entretien déjà embarqués s’empressèrent de faire rouler les « serpents » sous un abri couvert et entamèrent aussitôt une visite complète pour vérifier l’état de chaque composant des deux appareils. Des marins de l’Ogden mirent en route leur atelier et d’habiles maîtres-mécaniciens se mirent aussitôt au service des nouveaux venus. On ne les avait pas encore informés de la teneur de la mission mais il ne faisait désormais plus de doute que quelque chose de fort inhabituel se tramait. L’heure n’était plus aux questions. Quel que soit l’enfer qui se préparait, tous les moyens disponibles à bord étaient mis à disposition des équipages d’hélicoptères avant même que les officiers n’aient eu à répercuter l’ordre aux services dont ils étaient responsables. Les hélicoptères d’attaque Cobra étaient synonymes d’action et tous les hommes à bord se rendaient compte qu’ils étaient bougrement plus proches du Nord-Viêtnam que du Sud. Les spéculations allaient bon train, mais pas tant que ça. D’abord les gars du renseignement, puis les Marines, maintenant les hélicos d’attaque, et d’autres hélicos devaient apponter dans l’après-midi. Les personnels médicaux de la Marine reçurent l’ordre de mettre en œuvre l’hôpital de bord en prévision d’arrivées prochaines.
— On va lancer un raid sur ces salauds, observa un quartier-maître de seconde classe, s’adressant à son supérieur.
— Va pas ébruiter ça, répondit en grognant ce dernier, un ancien combattant de vingt-huit ans.
— Merde, à qui veux-tu que j’aille le raconter, matelot ? Eh, mec, j’suis partant, moi, d’accord ?
Où va encore se fourrer ma Navy ? se demanda l’ancien du golfe de Leyte.
— Vous, vous et vous, lança le quartier-maître en désignant trois des nouveaux venus. Inspection de FOD ! C’était le signal d’une visite détaillée du pont d’envol, à la recherche de tout objet susceptible d’être aspiré dans la prise d’air d’un moteur. Il se retourna vers son supérieur.
— Avec votre permission, chef !
— Allez-y. Des collégiens, songea l’officier-marinier, évitant la conscription.
— Et si jamais j’en vois un fumer dans le secteur, je lui perce un second trou du cul ! lança aux jeunes recrues un quartier-maître de seconde classe qui n’avait pas sa langue dans sa poche.
Mais les choses sérieuses se passaient chez les galonnés.
— Pas mal de travail de routine, annonça l’officier de renseignement à ses visiteurs.
— On s’est pas mal occupé de leur réseau téléphonique, ces derniers temps, expliqua Podulski. Ça les force à recourir plus souvent à la radio.
— Malin, observa Kelly. Trafic émis par l’objectif ?
— Modéré, et un message la nuit dernière était en russe.
— C’est le signal qu’on attendait ! dit aussitôt l’amiral. Il n’y avait qu’une seule raison pour qu’un Russe se trouve à VERT-DE-GRIS. J’espère qu’on aura ce fils de pute !
— Monsieur, promit Albie avec un sourire, s’il est bien là, il est cuit.
Le climat avait changé de nouveau. Avec le repos et la proximité de l’objectif, les réflexions quittaient le domaine de la menace abstraite pour se concentrer sur la dure réalité de la mission. La confiance était revenue – nivelée toutefois par la prudence et l’inquiétude, mais c’était quand même en vue de ça qu’ils s’étaient entraînés. Ils songeaient désormais à ce qui allait se dérouler comme prévu.
Les derniers clichés étaient arrivés à bord, pris par un RA-5 Vigilante qui avait survolé en rase-mottes pas moins de trois batteries de SAM pour aller satisfaire sa curiosité dans un coin perdu et secret de la jungle. Kelly prit les agrandissements.
— Toujours des hommes dans les miradors.
— Ils doivent garder quelque chose, approuva Albie.
— Pas de changement notable, poursuivit Kelly. Une seule voiture. Pas de camions… pas grand-chose aux alentours immédiats. Messieurs, tout cela me paraît à peu près normal.
— Le Connie restera en position à quarante milles au large. L’équipe médicale est transférée aujourd’hui. L’équipe de commandement arrive demain et le jour d’après… Franks regarda de l’autre côté de la table.
— Je me jette à l’eau, dit Kelly.
*
La cassette contenant la pellicule était rangée, non développée, à l’intérieur d’un coffre dans le bureau d’un chef de section du KGB en poste à Washington, dans les anciens locaux de l’Ambassade soviétique, sur la 16e Rue, à quelques pâtés de maisons seulement de la Maison Blanche. Jadis hôtel particulier de George Mortimer Pullman, le créateur des wagons-lits et racheté par le gouvernement de Nicolas II, il abritait à la fois le deuxième plus ancien ascenseur de la ville et son premier centre d’espionnage. Le volume de matériel engendré par plus d’une centaine d’agents de renseignements exercés signifiait que les informations qui franchissaient la porte n’étaient pas toutes traitées sur place, et le capitaine Yegorov n’avait pas encore suffisamment d’ancienneté dans le service pour que son chef ait jugé ses informations dignes d’être analysées. La cassette échoua en définitive dans une petite enveloppe de papier bulle scellée à la cire, puis rangée dans le sac de toile grossière que convoyait un agent d’ambassade ; celui-ci embarqua à bord d’un vol pour Paris, en première classe, grâce à l’obligeance d’Air France. À Orly, huit heures plus tard, le diplomate prit en correspondance un vol de l’Aeroflot pour Moscou, ce qui lui permit de passer trois heures et demie à deviser agréablement avec un agent de sécurité du KGB qui était son escorte attitrée pour cette partie du voyage. Outre sa tâche officielle, le courrier de l’ambassade améliorait son ordinaire en se procurant divers biens de consommation lors de ses voyages réguliers à l’Ouest. L’article particulièrement demandé ces temps-ci était le collant – dont deux paires étaient réservées à son escorte du KGB.
Après l’arrivée à Moscou et le passage à la douane, il monta dans la voiture qui attendait pour le ramener en ville ; son premier arrêt ne fut pas au ministère des Affaires étrangères mais au quartier général du KGB, 2, place Dzerjinski. Plus de la moitié du contenu de la valise diplomatique y échoua, y compris la plus grande partie des étuis minces contenant les collants. Deux heures plus tard, le courrier retrouvait son appartement familial, une bouteille de vodka et un sommeil bien mérité.
La cassette atterrit sur le bureau du commandant du KGB. L’étiquette d’identification lui indiqua de quelle unité elle lui provenait et l’officier remplit à son tour un formulaire, puis il appela un subordonné et lui demanda de porter la pellicule au laboratoire photographique pour qu’on la développe. Le labo, bien que vaste, était surchargé de boulot aujourd’hui et il allait devoir attendre vingt-quatre heures, voire quarante-huit, lui annonça le lieutenant à son retour. Le commandant hocha la tête. Yegorov débutait sur le terrain, c’était un officier prometteur qui commençait à nouer des relations intéressantes au sein de l’exécutif américain, mais on estimait qu’il faudrait attendre encore un peu avant que CASSIUS ne transmette des informations vraiment importantes.
*
Lorsque Raymond Brown quitta le CHU de Pittsburgh, il faisait des efforts pour ne pas trembler de colère à l’issue de sa première visite au docteur Bryant. Elle s’était en fait plutôt bien déroulée. Doris avait expliqué une bonne partie des événements des trois dernières années d’une voix franche quoique crispée, et tout du long, il lui avait tenu la main pour lui offrir son soutien, tant physique que moral. À vrai dire, Raymond Brown se reprochait tout ce qui avait pu advenir à sa fille. Si seulement il avait pu se maîtriser ce vendredi soir-là, il y avait si longtemps – mais il n’avait pas pu. Ce qui est fait est fait. Il ne pouvait pas changer les choses. Il était devenu un autre, depuis. Aujourd’hui, il était plus vieux et plus sage, aussi contrôlait-il sa rage en regagnant sa voiture. Le traitement visait l’avenir, pas le passé. La psychiatre avait été tout à fait explicite. Et il était bien décidé à suivre point par point ses conseils.
Le père et la fille dînèrent dans un petit restaurant familial tranquille – il n’avait jamais réussi à apprendre à cuisiner correctement – et ils évoquèrent le voisinage, les amis d’enfance de Doris, qui faisait quoi, s’exerçant à rattraper doucement le temps perdu. Raymond se forçait à parler à voix basse, à sourire beaucoup et à laisser Doris faire l’essentiel de la conversation. De temps en temps, elle baissait la voix et son air blessé revenait.
C’était le signe qu’il fallait changer de sujet, dire un petit mot gentil sur son allure, voire rappeler une anecdote de boulot. Avant tout, il devait être fort et solide pour deux. Durant les quatre-vingt-dix minutes de leur première séance avec la psychiatre, il avait appris que les choses qu’il avait redoutées depuis trois ans avaient fini par se produire et, quelque part, il savait que d’autres, non dites, étaient pires encore. Il allait devoir puiser dans des ressources insoupçonnées pour réussir à contenir sa colère, mais sa petite fille avait besoin qu’il soit un… un roc, se promit-il. Un grand et gros roc auquel elle pourrait se raccrocher, aussi solide que les collines sur lesquelles était bâtie sa ville. Elle avait besoin d’autre chose, également. Elle avait besoin de redécouvrir Dieu. Le docteur avait partagé son opinion et Ray Brown comptait bien s’en occuper, avec l’aide de son pasteur, se promit-il en regardant dans les yeux sa petite fille.
*
C’était bon d’être de retour au boulot. Sandy avait retrouvé son service après quinze jours d’une absence que Sam Rosen, jouant de son statut de patron, pourrait sans problème faire passer pour une affectation spéciale. Les patients au sortir de réanimation regroupaient la collection habituelle de cas graves et bénins. L’équipe de Sandy se chargeait de tout. Deux de ses collègues infirmières lui posèrent quelques questions sur son absence. Elle leur répondit simplement qu’elle avait effectué un travail de recherche particulier pour le docteur Rosen et cette réponse leur suffit, surtout avec tous les lits du service occupés pour accaparer leur attention. Le reste de ses collègues nota qu’elle était quelque peu distraite. Elle avait de temps en temps le regard lointain, la tête ailleurs, l’air de songer à quelque chose. Nul ne savait à quoi. Peut-être à un homme, c’est ce que tous espéraient, heureux de voir leur surveillante de retour. C’était Sandy qui, de tous, savait le mieux manier les chirurgiens et avec le professeur Rosen pour l’épauler, le service tournait rond.
*
— Alors comme ça, c’est toi qui remplaces déjà Rick et Billy ? demanda Morello.
— Ça va prendre un petit moment, Eddie, répondit Henry. Ça risque de compliquer nos livraisons.
— Arrête tes conneries ! Tu les as déjà compliquées suffisamment comme ça.
— Lâche-nous un peu, Eddie, intervint Tony. Henry a bien monté son affaire. Un truc sûr, qui tourne rond…
— Et bien trop compliqué. Qui va se charger de Philadelphie, à présent ? insista Morello.
— On y bosse, répondit Tony.
— Tout ce que vous avez à faire, c’est répartir la came et ramasser le fric, bon Dieu de merde ! Ils vont pas se faire braquer, on bosse avec des hommes d’affaires, au cas où vous auriez oublié ? Pas des nègres qui traînent dans les rues, eut-il le bon sens de ne pas ajouter. Cette partie du message passa néanmoins. Sans vouloir te vexer, Henry.
Piaggi remplit les verres de vin. Un geste que Morello jugeait à la fois condescendant et irritant.
— Écoute, dit-il en se penchant en avant. J’ai aidé à monter ce coup-là, tu te souviens ? Tu serais même pas en train d’aborder le marché de Philly si j’avais pas été là.
— Qu’est-ce que t’es en train de me dire, Eddie ?
— Je vais te la faire, moi, ta putain de livraison, pendant qu’Henry ramasse ses billes. Franchement, je vois pas ce qu’il y a de dur là-dedans ! Merde, t’as des pétasses qui bossent pour toi ! Montre un peu de panache, se dit Morello, montre-leur un peu que t’en as. Bordel, lui au moins, il leur montrerait, aux gars de Philly, et peut-être qu’eux, ils pourraient lui offrir ce dont Tony était incapable. Ouais.
— T’es sûr que tu veux prendre le risque, Eddie ? demanda Henry en souriant intérieurement. Ce Rital était tellement prévisible.
— Putain, ouais.
— Eh bien, d’accord. Tony joua les mecs impressionnés. Tu établis le contact et tu arranges le coup. Henry avait raison, se dit Piaggi. Ç’avait été Eddie depuis le début qui cherchait à faire cavalier seul. Quelle stupidité. Et comme ce serait facile à régler.
*
— Chou blanc, dit Emmet Ryan, résumant l’Affaire de l’Homme invisible. Tous ces indices… et rien.
— La seule explication qui se tienne, Em, c’est que quelqu’un cherche à jouer pour son compte. Les meurtres en série, ça ne débutait pas d’un coup pour s’arrêter de même. Il devait y avoir une raison. La raison pouvait être difficile, voire impossible à trouver dans bien des cas, mais lorsqu’il s’agissait de meurtres à la chaîne, organisés et préparés avec un tel soin, c’était une autre histoire. Qui se ramenait à deux possibilités. La première était que quelqu’un avait provoqué une série d’assassinats pour dissimuler sa véritable cible. Cette cible devait être William Grayson qui avait disparu de la surface de la terre, sans doute définitivement, et dont on retrouverait peut-être le corps un jour – ou peut-être pas. Quelqu’un vraiment en rogne à propos de quelque chose, quelqu’un de très méticuleux et de très habile, et ce quelqu’un – l’Homme invisible – devait avoir réglé son problème et décidé d’arrêter.
Quelle était la probabilité de cette hypothèse ? se demanda Ryan. La réponse était impossible à évaluer mais quelque part, ce brusque coup d’arrêt lui semblait par trop arbitraire. Bien trop de préparatifs pour une cible unique et apparemment sans grande envergure. Quoi qu’ait pu représenter Grayson, il n’avait jamais dirigé aucune organisation et si les meurtres s’étaient échelonnés selon une séquence prédéfinie, sa mort ne constituait tout bonnement pas un terme logique. En tout cas, observa Ryan, le front plissé, c’était ce que lui dictait son instinct. Comme tous les flics, il avait appris à se fier à ces pressentiments mal définis. Et pourtant, les meurtres s’étaient bel et bien arrêtés. Trois autres dealers étaient morts au cours des dernières semaines ; Douglas et lui avaient enquêté sur place à chaque fois, pour découvrir banalement qu’il s’agissait de deux braquages qui avaient mal tourné et, pour le troisième, d’une rivalité territoriale perdue par l’un et gagnée par l’autre. L’Homme invisible avait disparu, en tout cas il était devenu inactif et ce dernier fait mettait à bas la théorie qui lui avait jusqu’ici semblé l’explication la plus logique à tous ces meurtres, ne lui laissant qu’une hypothèse bien moins satisfaisante.
L’autre possibilité était beaucoup plus logique, par certains côtés. Quelqu’un avait mis la main sur un réseau de drogue encore inconnu de Mark Charon et de son escouade, éliminant les dealers, sans aucun doute pour les encourager à passer chez un nouveau fournisseur. Vu sous cet angle, William Grayson acquérait une autre importance dans le plan général – et peut-être allait-on encore découvrir un ou deux meurtres, qui auraient permis d’éliminer les chefs de ce réseau hypothétique. Un nouvel effort d’imagination permit à Ryan d’estimer que le réseau démantelé par l’Homme invisible était le même que celui que Douglas et lui n’avaient cessé de traquer, au cours de ces longs mois. Tout cela composait un échafaudage logique fort cohérent.
Mais c’était rarement le cas des meurtres. Les vrais meurtres ne se déroulaient pas comme dans les séries policières télévisées. On ne les élucidait jamais entièrement. Quand vous saviez qui, vous risquiez de ne jamais découvrir le pourquoi, du moins pas d’une façon vraiment satisfaisante, et la difficulté d’appliquer des théories élégantes à la réalité concrète de la mort était que les gens n’entraient pas vraiment dans le moule de la théorie. Qui plus est, même si ce modèle des événements des derniers mois était correct, il impliquait qu’un individu hautement organisé, impitoyable et d’une efficacité meurtrière était désormais à la tête d’un réseau criminel dans la ville de Ryan, ce qui n’était pas franchement une bonne nouvelle.
— Tom, franchement, je n’arrive pas à l’avaler.
— Eh bien, si c’est ton commando, pourquoi s’est-il arrêté ? demanda Douglas.
— Si je me souviens bien, c’est pas toi qui as lancé cette idée le premier ?
— Ouais, et alors ?
— Dites donc, vous n’aidez pas beaucoup votre lieutenant, sergent !
— On a tout le week-end pour y réfléchir. Personnellement, je m’en vais tondre ma pelouse, me taper les deux films du dimanche et faire semblant d’être un citoyen ordinaire. Notre copain s’est tiré, Em. Je ne sais pas où, mais il pourrait aussi bien être parti à l’autre bout du monde. Je suis prêt à parier que c’est un gars de l’extérieur qui est venu accomplir un contrat, qu’il l’a rempli et qu’il est reparti.
— Attends une minute !
C’était une théorie entièrement nouvelle ça, un tueur à gages tout droit sorti d’Hollywood, et ces gens-là n’existent pas. Point final. Mais Douglas sortit du bureau sans rien dire, coupant court à toute possibilité d’une discussion qui aurait pu révéler que chacun des policiers avait à la fois tort et raison.
*
L’entraînement au maniement d’armes commença sous l’œil attentif des officiers, sans oublier les marins qui avaient pu trouver une excuse pour venir à l’arrière. Les Marines se dirent que les deux amiraux fraîchement débarqués et l’autre con de la CIA devaient souffrir du décalage horaire autant qu’eux à leur arrivée, sans savoir que Maxwell, Greer et Ritter avaient fait la majeure partie du trajet à bord d’un avion réservé aux VIP, traversant le Pacifique en plusieurs sauts de puce, avec boissons et sièges confortables.
On jeta un paquet de détritus par-dessus bord, tandis que le bâtiment continuait de progresser à une vitesse régulière de cinq nœuds. Les Marines perforèrent les divers blocs de bois et autres sacs en papier jetés à la mer au cours d’un exercice qui avait plus d’intérêt comme attraction pour l’équipage que par son efficacité réelle. Kelly prit son tour, tirant avec sa CAR-15 par salves de deux ou trois balles, et faisant mouche à tout coup. Quand l’exercice fut terminé, les hommes rangèrent leurs armes et regagnèrent leurs quartiers. Un maître-mécanicien arrêta Kelly alors qu’il rentrait dans la superstructure.
— C’est vous qui devez y aller seul ?
— Vous n’êtes pas censé le savoir.
Le chef-mécanicien se contenta de rigoler.
— Suivez-moi, monsieur.
Ils se dirigèrent vers l’avant, évitant le détachement de Marines pour se retrouver dans l’atelier de l’Ogden. Il était de taille impressionnante car il devait non seulement permettre l’entretien du navire proprement dit mais également pourvoir à tous les besoins des engins mécaniques susceptibles d’embarquer. Sur l’un des établis, Kelly avisa le scooter sous-marin qu’il allait utiliser pour remonter le fleuve.
— On l’a à bord depuis San Diego, monsieur. Le chef-électricien et moi, on l’a un peu bricolé. On l’a entièrement démonté, nettoyé, on a vérifié les batteries – des bonnes, soit dit en passant. Les joints sont neufs, donc il ne devrait pas y avoir de problèmes d’étanchéité. On l’a même testé dans le radier. L’autonomie garantie d’origine est de cinq heures. On a bossé dessus, Deacon et moi. Il devrait en tenir sept, dit le maître-mécanicien avec un orgueil tranquille. J’ai pensé que ça pourrait être pratique.
— Sûrement, chef. Merci.
— Maintenant, voyons voir cette arme. Kelly tendit la carabine après un instant d’hésitation et le chef entreprit de la démonter. En quinze secondes, elle était prête au nettoyage mais le chef-mécanicien ne s’arrêta pas en si bon chemin.
— Eh, attendez ! s’écria Kelly alors que le canon était déjà privé de son guidon de visée.
— Elle est trop bruyante, monsieur. Vous devez bien y aller seul, n’est-ce pas ?
— Oui, tout à fait.
Le machino ne leva même pas les yeux.
— Vous voulez que je la fasse taire ou vous préférez qu’elle claironne votre présence ?
— Impossible, avec une carabine.
— Qui a dit le contraire ? Vous devrez tirer à quelle distance, à votre avis ?
— Pas plus de trente mètres, sans doute moins. Merde, j’aimerais autant ne pas avoir à m’en servir…
— À cause du boucan, c’est ça ? Le chef sourit. Vous voulez me regarder faire, m’sieur ? Vous allez apprendre quelque chose.
Il alla placer le canon sous une perceuse à colonne. Le foret du bon diamètre était déjà monté sur le mandrin et, sous les yeux attentifs de Kelly et de deux premiers maîtres, le chef-mécanicien perça une série de trous dans les quinze derniers centimètres du cylindre d’acier creux.
— Bon, il n’est pas question de supprimer totalement le bruit d’une balle supersonique, mais ce qu’on peut faire, c’est piéger entièrement les gaz d’éjection, et c’est déjà pas mal.
— Même avec une cartouche à forte puissance ?
— Gonzo, tout est prêt ?
— Ouais, chef, répondit un seconde classe du nom de Gonzales. Il passa le canon au tour, pour y fileter un pas de vis peu profond mais assez long.
— J’ai déjà préparé ça. Le chef-mécano montra un silencieux cylindrique, de soixante-quinze millimètres de diamètre et trente-cinq centimètres de long. Il se vissa en douceur à l’extrémité du canon. Une fente à l’extrémité supérieure permettait de fixer à nouveau le guidon de visée qui faisait office en même temps de verrou de blocage.
— Combien de temps avez-vous bossé là-dessus ?
— Trois jours, monsieur. En examinant les armes que nous avions embarquées, je n’ai pas eu de mal à juger ce qui pourrait vous être utile et puis, j’avais du temps devant moi. Alors, j’ai bricolé un peu.
— Mais comment diable saviez-vous que j’allais…
— Nous échangeons des signaux avec un sous-marin. C’est pas vraiment difficile à deviner, non ?
— Mais comment avez-vous su ? insista Kelly, sachant d’avance la réponse.
— Vous connaissez un navire où on peut garder un secret ? Le capitaine a des sous-off. Les sous-off bavardent, expliqua le machino en terminant de remonter la carabine. Cela rallonge l’arme d’une quinzaine de centimètres. J’espère que ça ne vous dérangera pas.
Kelly épaula. En fait, ça avait même amélioré l’équilibre. Il préférait une arme lourde du canon, cela augmentait la précision de tir.
— Très chouette. Il faudrait qu’il l’essaye, bien sûr. Kelly et le chef remontèrent vers l’arrière. En chemin, le machino ramassa une caisse en bois vide. Sur la plateforme arrière, Kelly glissa un chargeur plein dans la culasse. Le chef balança la caisse à la mer et recula. Kelly épaula et pressa la détente.
Plop. Un instant plus tard, leur parvint le bruit de la balle touchant le bois. En fait, il était même plus fort que la détonation de la cartouche. On avait même distinctement entendu le claquement de la culasse. Le quartier-maître mécanicien avait réussi avec une carabine de forte puissance la même chose que Kelly avec un pistolet de calibre .22. L’homme de métier eut un sourire bienveillant.
— Le seul truc un peu délicat, c’est de vérifier qu’il y a assez de gaz pour actionner la culasse. Essayez-la en tir en rafale, m’sieur.
Kelly passa en mode automatique et tira six balles coup sur coup. Le bruit de la salve restait perceptible mais il était en fait réduit d’au moins quatre-vingt-quinze pour cent, et cela voulait dire que personne ne pourrait l’entendre au-delà de deux cents mètres – contre plus de mille mètres pour une carabine normale.
— Bon boulot, chef, bon boulot.
— Quoi que vous fassiez, m’sieur, soyez prudent, d’accord ? suggéra le chef en s’éloignant sans un autre mot.
— Je veux ! dit Kelly, pour les vagues. Il épaula encore une fois sa carabine et vida le chargeur sur la caisse avant qu’elle n’ait dérivé trop loin. Les balles la transformèrent en échardes au milieu de petites gerbes blanches d’eau de mer.
T’es prêt, John.
*
Tout comme la météo, comme il devait l’apprendre quelques minutes plus tard. C’était sans doute le service de prévisions météorologiques le plus perfectionné du monde qui épaulait les opérations aériennes au-dessus du Viêt-Nam – même si les pilotes ne l’appréciaient pas à sa juste valeur. Le chef-météorologiste avait été transféré du Constellation avec les amiraux. Il fit courir ses mains sur une carte isobarique et les dernières photos satellite.
— Les averses commencent demain et nous pouvons nous attendre à des pluies intermittentes au cours des quatre prochains jours. Assez fortes. Cela doit se poursuivre jusqu’à ce que cette zone dépressionnaire en lente progression ait glissé vers le nord au-dessus de la Chine, leur expliqua le maître principal.
Tous les officiers étaient là. Les quatre équipages d’aviateurs assignés à la mission apprirent l’information sans broncher. Piloter un hélico par mauvais temps n’était pas vraiment une sinécure et aucun aviateur n’appréciait d’avoir à voler par visibilité réduite. Mais d’un autre côté, la pluie étoufferait le bruit des moteurs et la baisse de visibilité était à double tranchant : leur principal souci était en effet les batteries antiaériennes de petit calibre ; or celles-ci étaient à guidage optique. Tout ce qui pouvait empêcher leurs servants de voir et entendre leurs zincs renforçait leur sécurité.
— Vent maxi ? s’enquit un pilote de Cobra.
— Au pire, des rafales de trente-cinq à quarante nœuds. Ça risque de secouer pas mal.
— Notre radar de veille principal est excellent pour la surveillance météo. Nous pourrons toujours vous aider à contourner le plus gros du grain, proposa le capitaine Franks. Les pilotes acquiescèrent.
— Monsieur Clark ? C’était l’amiral Greer.
— Pour moi, la pluie c’est parfait. Le seul moyen qu’ils aient de me repérer lors du trajet aller, c’est la traînée de bulles que je laisserai à la surface. La pluie les effacera. Ce qui veut dire que je pourrai progresser en plein jour s’il le faut. Kelly marqua un temps, conscient que s’il ajoutait quelque chose, ce serait pour confirmer l’engagement définitif de la mission. Le Skate est prêt pour moi ?
— Il attend nos ordres, répondit Maxwell.
— Alors, de mon côté, vous pouvez donner le feu vert. Kelly sentit sa peau se glacer. Il eut l’impression qu’elle se contractait autour de son corps, comme s’il se ratatinait. Mais il l’avait dit quand même.
Tous les yeux se tournèrent vers le capitaine Albie, USMC. Un vice-amiral, deux contre-amiraux et un agent de la CIA plein d’avenir se reposaient désormais sur ce jeune officier du Corps des Marines des États-Unis pour prendre la décision finale. C’est lui qui commanderait le plus gros de la troupe. C’était à lui qu’incombait la responsabilité ultime de l’opération. Cela faisait certes un drôle d’effet pour le jeune capitaine que sept étoiles aient besoin de l’entendre dire « go », mais la vie de vingt-cinq Marines et peut-être celle de vingt autres hommes dépendaient de son jugement. C’était sa mission et il faudrait qu’elle se déroule parfaitement du premier coup. Il regarda Kelly et sourit.
— Monsieur Clark, soyez extrêmement prudent. Je crois qu’il est temps que vous plongiez. Le signal de la mission est « go ».
Il n’y eut pas d’exultation. En fait, tous les hommes assemblés autour de la table baissèrent les yeux pour consulter les cartes, essayant de convertir l’image bidimensionnelle de l’encre couchée sur le papier en réalité à trois dimensions. Puis tous relevèrent la tête, presque simultanément, et chacun scruta les yeux de son voisin. Maxwell fut le premier à reprendre la parole pour s’adresser à l’équipage de l’un des hélicos.
— Je suppose que vous feriez mieux de faire chauffer vos moulins. Puis il se retourna. Capitaine Franks, voulez-vous avertir le Skate ? Deux À vos ordres, amiral ! lui répondirent et les hommes se mirent au garde-à-vous, reculant d’un pas de la table, maintenant que la décision était prise.
Il était un peu tard pour se livrer à la réflexion, songea Kelly. Il tâcha de mettre sa trouille de côté et commença à concentrer toute son attention sur les vingt prisonniers. Cela paraissait tellement étrange de risquer sa vie pour vingt personnes qu’il n’avait jamais vues mais enfin, ce genre de risque n’était pas censé être rationnel. Son père avait passé son existence à faire la même chose et il avait perdu la vie en réussissant à sauver deux mioches. Si je peux être fier de mon père, alors je peux honorer sa mémoire de mon mieux.
Tu peux le faire, mon gars. Tu sais comment. Il sentait la détermination commencer à prendre le dessus. Toutes les décisions avaient été prises. Désormais, il était entièrement engagé dans l’action. Son visage se durcit. Les dangers n’étaient plus des risques à redouter mais à gérer. À surmonter.
Maxwell le vit. Il avait vu la même mutation s’opérer dans la salle de briefing des porte-avions, les collègues pilotes effectuer la préparation mentale nécessaire avant le lancer de dés, et l’amiral évoqua ses propres souvenirs, la tension des muscles, l’acuité visuelle soudain accrue. Premier entré, dernier sorti, comme souvent pour ses missions, aux commandes de son F6F Hellcat pour abattre les chasseurs ennemis puis protéger l’escadrille sur le chemin du retour. Mon deuxième fils, se dit soudain Dutch, aussi courageux que le fiston et tout aussi doué. Mais il n’avait jamais personnellement envoyé son fils affronter le danger, et Dutch était aujourd’hui bien plus âgé qu’au moment d’Okinawa. Quelque part, le danger assigné aux autres était plus vaste, plus horrible que celui qu’on assumait seul. Mais il fallait qu’il en soit ainsi et Maxwell savait que Kelly se fiait à lui, comme en son temps il s’était fié à Pete Mitscher. Ce fardeau était lourd à porter, d’autant plus lourd qu’il devait contempler le visage de celui qu’il envoyait en territoire ennemi, seul. Kelly surprit le regard de Maxwell et ses traits esquissèrent aussitôt un sourire entendu.
— Vous en faites pas, amiral. Il quitta la salle des cartes pour préparer son paquetage.
— Tu sais, Dutch – l’amiral Podulski alluma une cigarette –, nous aurions pu l’utiliser, ce petit gars, il y a quelques années. Je crois qu’il aurait convenu à merveille. Cela faisait bien plus que « quelques » années mais Maxwell reconnut qu’il y avait du vrai dans la remarque. Ils avaient été l’un et l’autre de jeunes guerriers, eux aussi, mais aujourd’hui, il était temps de laisser la place à la nouvelle génération.
— Cas, j’espère simplement qu’il sera prudent.
— Il le sera. Comme nous l’avons été.
*
Le scooter sous-marin fut poussé sur le pont d’envol par les hommes qui l’avaient préparé. L’hélicoptère était paré au décollage, ses rotors à cinq pales tournaient dans l’obscurité d’avant l’aube lorsque Kelly franchit la porte étanche. Il inspira un grand coup avant de s’avancer sur le pont. Il n’avait encore jamais eu un tel public. Irvin était là, en même temps que trois autres sous-officiers des Marines, Albie, les officiers généraux, et ce Ritter, tous venus lui dire au revoir comme s’il était Miss Amérique ou Dieu sait quoi. Mais ce furent les deux maîtres-mariniers qui l’abordèrent.
— Les batteries sont chargées à bloc. Votre équipement est dans la soute. Elle est étanche, donc pas de problème de ce côté, sir. La carabine est chargée, une balle engagée dans la chambre, au cas où vous en auriez rapidement besoin, le cran de sécurité est mis. Toutes les radios ont des piles neuves et vous avez deux jeux de rechange. S’il y a autre chose à faire, je ne vois pas quoi, conclut le maître-machiniste en criant pour couvrir le bruit des moteurs de l’hélicoptère.
— Ça m’a l’air impeccable ! répondit Kelly.
— Bon vent, monsieur Clark.
— Allez, à plus ! Et merci !
Kelly serra la main des deux officiers mariniers, puis se dirigea vers le capitaine Franks. Par jeu, il se mit au garde-à-vous et le salua.
— Permission de quitter le navire, mon capitaine.
Le capitaine Franks lui rendit son salut.
— Permission accordée, monsieur.
Alors, Kelly regarda tous les autres. Premier entré, dernier sorti. Un demi-sourire et un signe de tête suffisaient amplement, car en cet instant, c’était en lui qu’ils puisaient leur courage.
Le gros Sikorsky de sauvetage s’éleva de quelques dizaines de centimètres. Un matelot attacha le scooter sous-marin sous la carlingue puis l’appareil recula, s’écartant des turbulences générées par la superstructure de l’Ogden, s’élevant dans la nuit, tous feux éteints, pour disparaître au bout de quelques secondes.
L’USS Skate était un sous-marin démodé, développé après modifications à partir du premier navire à propulsion nucléaire, l’USS Nautilus. Sa coque avait presque la forme de celle d’un bâtiment de surface plutôt que celle d’une baleine, ce qui le rendait relativement lent en plongée, mais ses deux hélices amélioraient sa manœuvrabilité, en particulier en eaux peu profondes. Depuis des années, le Skate accomplissait des tâches de navire espion, s’approchant au plus près des côtes vietnamiennes et déployant ses antennes-fouets pour intercepter faisceaux radar et autres émissions électroniques. Il avait également débarqué plus d’un plongeur sur la plage. Y compris Kelly, plusieurs années auparavant, même si pas un seul homme de l’actuel équipage ne se souvenait de ses traits. Il l’aperçut à la surface, silhouette noire plus sombre que les eaux que faisaient scintiller un pâle dernier quartier de lune bientôt dissimulé par les nuages. Le pilote de l’hélicoptère commença par déposer le scooter sur le pont avant du Skate, où l’équipage l’arrima aussitôt. Puis Kelly et son paquetage furent treuillés à leur tour. Une minute plus tard, il se trouvait dans le poste de contrôle du submersible.
— Bienvenue à bord, dit le commandant Silvio Esteves, savourant à l’avance sa première mission avec un plongeur. Il n’avait pas encore achevé sa première année de commandement.
— Merci, monsieur. Combien de temps d’ici la côte ?
— Six heures, plus, si jamais nous repérons quelque chose. Vous voulez boire ? Manger ?
— Dormir, plutôt, si vous permettez.
— Il y a une couchette supplémentaire dans la cabine du second. Nous veillerons à ce que vous ne soyez pas dérangé. Ce qui était un meilleur traitement que celui alloué aux techniciens de la NSA, la sécurité militaire, qui se trouvaient déjà à bord.
Kelly se dirigea vers l’avant, pour goûter ses derniers instants de repos avant les trois prochains jours – si tout se déroulait conformément au plan. Il était endormi avant que le sous-marin soit retourné sous les eaux de la mer de Chine du Sud.
*
— Voilà un truc intéressant, observa le commandant. Il posa la traduction sur le bureau de son supérieur immédiat, un autre commandant, mais celui-ci était dans les petits papiers du lieutenant-colonel.
— J’ai entendu parler de cet endroit. Le GRU dirige l’opération – enfin, disons qu’ils essayent. Nos fraternels alliés socialistes ne sont pas très coopératifs. Alors comme ça, les Américains ont fini par être au courant, hein ?
— Continuez de lire, Youri Petrovitch, suggéra son cadet.
— Mazette ! Il leva les yeux. Qui est au juste ce CASSIUS ? Youri avait déjà vu le nom, lié à quantité d’informations d’intérêt mineur en provenance de diverses sources au sein de la gauche américaine.
— Glazov n’a fini de recruter les derniers éléments que tout récemment, expliqua le commandant.
— Eh bien, dans ce cas, je vais lui transmettre. Je suis surpris que Georgi Borissovitch ne se soit pas chargé personnellement de l’affaire.
— Je pense qu’il va le faire, à présent, Youri.
*
Ils savaient que quelque chose de sérieux se préparait. Le Nord-Viêt-Nam avait disposé une multitude de radars le long de ses côtes. Leur but principal était de déclencher l’alerte aérienne pour les missions lancées depuis les porte-avions croisant sur ce que les Américains appelaient Yankee Station, et le Nord-Viêt-Nam d’un autre nom. Fréquemment, les radars de recherche étaient brouillés mais pas tant que ça. Cette fois-ci, le brouillage était si puissant qu’il couvrait l’écran des moniteurs de fabrication russe d’un cercle compact de neige immaculée. Les opérateurs se penchèrent un peu plus, traquant des points plus éblouissants qui pourraient dénoter les vraies cibles au milieu du bruit de fond.
— Navire ! lança une voix au centre d’opérations. Navire à l’horizon ! C’était encore un cas où l’œil humain surpassait le radar.
*
S’ils étaient assez cons pour poser leurs radars et leurs canons au sommet des collines, ce n’était pas son problème. Le major contrôleur de tir était en poste au « SPOT 1 », la tourelle avant de l’officier de tir qui était l’élément le plus élégant de la superstructure de son navire. Ses yeux étaient collés aux oculaires du théodolite qui, bien que conçu à la fin des années 30, restait l’un des meilleurs appareils d’optique produits par les Américains. Sa main fit tourner le petit volant d’un mécanisme assez similaire à celui de mise au point d’un appareil photo, pour faire coïncider deux demi-images. Il visait l’antenne radar dont le treillis métallique, saillant du filet de camouflage, en faisait une référence de visée idéale.
— Top !
À ses côtés l’officier de tir en second pressa la palette du microphone, tout en lisant à haute voix les chiffres du cadran. Portée un-cinq-deux-cinq-zéro.
Au poste de tir central, trente mètres en dessous de Spot 1, les calculateurs électromécaniques digérèrent les données, indiquant la hausse aux huit canons du croiseur. Ce qui se produisit alors était tout simple. Déjà chargés, les canons tournèrent sur leurs tourelles, en s’élevant pour atteindre l’angle de hausse calculé une génération plus tôt par des douzaines de jeunes femmes – aujourd’hui grand-mères – ou de calculateurs mécaniques. À l’intérieur du calculateur de bord, la vitesse et la course du croiseur étaient déjà intégrés, et comme ils tiraient sur une cible fixe, il suffisait de leur assigner un vecteur de correction de vélocité identique mais de sens inverse. De la sorte, les canons resteraient automatiquement verrouillés sur l’objectif.
— Paré à faire feu ! commanda l’officier de tir. Un jeune matelot rabattit les clés de tir et l’USS Newport News fut ébranlé par la première salve de la journée.
— Parfait, en azimut, nous sommes trop courts de… trois cents… énonça le major, d’une voix tranquille, observant les geysers de poussière dans les jumelles grossissant vingt fois.
— Hausse trois cents ! relaya l’homme au micro, et la salve suivante tonna quinze secondes plus tard. Il ignorait que la première avait, par inadvertance, détruit le bunker de commandement du complexe de radars. La deuxième salve décrivit son arc dans les airs.
— Celle-ci devrait être la bonne, commenta le major. Effectivement. Trois des huit obus atterrirent à moins de cinquante mètres de l’antenne et la mirent en pièces.
— Objectif atteint, dit-il dans son propre micro, attendant que la poussière se dissipe. Objectif détruit.
— Ça vaut tous les zincs, commenta le capitaine qui observait depuis la passerelle. Il était jeune officier de tir sur l’USS Mississippi, vingt-cinq ans plus tôt, quand il avait eu l’occasion d’apprendre le pilonnage des côtes sur cibles réelles, dans le Pacifique Ouest, de même que son indispensable major installé au Poste numéro un. C’était sans aucun doute le baroud d’honneur pour les derniers vrais croiseurs lourds de la Navy et le capitaine était bien décidé à ce qu’il se fasse entendre.
Quelques secondes après, des gerbes d’eau apparurent à mille mètres environ du navire. Elles provenaient des canons de 130 mm que l’armée nord-vietnamienne utilisait pour répliquer à la Navy. Il s’en occuperait avant de se concentrer sur les sites de DCA.
— Contrebatterie ! lança le skipper au poste de tir central.
— À vos ordres, mon capitaine, on est dessus. Une minute plus tard, le Newport News réorientait son tir, ses canons à tir rapide traquant et repérant la batterie dont les six canons de 130 auraient mieux fait de se taire.
C’était une diversion, le capitaine le savait. Forcément. Quelque chose se passait ailleurs. Il ignorait quoi, mais ce devait être un truc assez important pour qu’on l’ait laissé, avec son croiseur, passer au nord de la zone démilitarisée. Il n’y voyait pour sa part aucun inconvénient, estima-t-il, en sentant à nouveau vibrer la superstructure. Trente secondes plus tard, un nuage orange grossit rapidement, annonçant la destruction de la batterie ennemie.
— Objectif secondaire atteint, annonça le commandant de bord. Les hommes d’équipage sifflèrent brièvement leur allégresse puis se remirent à la tâche.
*
— Vous voilà arrivé. Le capitaine Mason s’écarta du périscope.
— Pas loin. Kelly n’avait eu besoin que d’un coup d’œil pour savoir qu’Esteves était un cow-boy. La coque du Skate raclait les bigorneaux. Son périscope saillait à peine au-dessus des flots, l’eau léchait la moitié inférieure de la lentille. Je suppose qu’on fera aller.
— Z’avez un bon grain, là-haut, nota Esteves.
— Bon pour moi, effectivement. Kelly finit sa tasse de café, un vrai café de marin, avec du sel dedans. Je vais en tirer parti.
— Tout de suite ?
— Oui, sir. Kelly fit un bref signe de tête. À moins que vous comptiez vous approcher encore, ajouta-t-il avec un sourire de défi.
— Malheureusement, nous n’avons pas de roues sous la coque, sinon j’aurais bien essayé. Esteves pointa le pouce vers l’avant. Qu’est-ce que vous nous mijotez ? D’habitude, je suis au courant.
— Capitaine, je ne peux rien dire. À part ceci : si ça marche, vous saurez le fin mot de l’histoire. Il faudrait qu’il s’en contente et Esteves le comprit.
— Alors, vous feriez mieux de vous préparer.
Si chaudes que soient les eaux, Kelly devait se préoccuper du froid. Huit heures en immersion, même avec un faible écart de température, ça pouvait vous vider le corps de toute son énergie comme un court-circuit vide une batterie. Il se glissa à l’intérieur de la combinaison de plongée vert et noir en néoprène, puis doubla le nombre des ceintures lestées. Seul dans le poste de commandement du second, il marqua sa dernière pause de réflexion, priant Dieu non pas de l’aider, lui, mais les hommes qu’il tentait de secourir. Cela faisait drôle de prier, songea Kelly, après tout ce qu’il avait pu accomplir récemment si loin d’ici, et il prit le temps de demander le pardon pour tout le mal qu’il avait pu faire, se demandant toujours s’il avait ou non péché. Le moment était propice à ce genre de réflexion mais sans trop s’y attarder. Il devait regarder devant lui. Peut-être que Dieu l’aiderait à sauver le colonel Zacharias, mais il aurait à jouer sa partie, lui aussi. Sa dernière pensée avant de quitter le poste de commandement fut pour la photo d’un Américain solitaire sur le point de se faire assommer par-derrière par un petit salopard de l’ANV. Il était temps d’y mettre un terme, se dit-il en ouvrant la porte.
— Le sas d’évacuation est par ici, dit Esteves.
Kelly grimpa l’échelle, sous les yeux d’Esteves et de peut-être six ou sept marins du Skate.
— Tâchez qu’on sache le fin mot de l’histoire, dit le capitaine, en refermant lui-même l’écoutille.
— Sûr que je ferai tout pour ça, répondit Kelly alors que se verrouillait le panneau métallique. Un scaphandre autonome l’attendait. Les bouteilles étaient pleines, nota-t-il en vérifiant à nouveau lui-même les manos. Il décrocha l’hydrophone.
— Ici Clark. Dans le sas. Paré à sortir.
— Le sonar ne remarque rien en dehors de la pluie dense en surface. Recherche visuelle négative. Vaya con Dios, señor Clark.
— Gracias, répondit Kelly, dans un rire. Il reposa l’hydrophone et tourna la vanne d’immersion. L’eau envahit le fond du compartiment et la pression de l’air s’accrut brusquement dans l’espace confiné.
*
Kelly consulta sa montre. Il était huit heures seize quand il ouvrit l’écoutille extérieure du sas pour se hisser sur le pont avant de l’USS Skate. Il alluma une torche pour éclairer le scooter sous-marin. L’engin était arrimé en quatre points mais avant de le libérer, il s’assura en accrochant un harnais de sécurité à sa ceinture. Il aurait l’air malin si le truc démarrait sans lui. Le profondimètre indiquait quarante-neuf pieds, un peu moins de quinze mètres. Le sous-marin était effectivement dans des fonds dangereusement hauts, et plus vite il s’en irait, plus vite son équipage serait de nouveau en sécurité. Après avoir largué les amarres du scooter, il bascula le contact et les deux hélices carénées se mirent aussitôt à tourner lentement. Bien. Kelly sortit le couteau de sa ceinture et donna deux coups de manche sur la coque puis il régla les élevons latéraux et partit en avant, cap au trois cent huit.
Plus question de faire demi-tour, désormais. Mais pour Kelly, c’était rarement le cas.